
Questions & Réponses
Quelle est la portée du moratoire proposé à l’UICN ?
Le moratoire couvre la dissémination intentionnelle dans l’environnement :
- D’organismes génétiquement modifiés issus d’espèces sauvages — y compris des organismes à forçage génétique conçus pour propager rapidement des caractères modifiés dans des populations sauvages, ou des microbes génétiquement modifiés relâchés dans le sol ou l’eau ;
- D’éléments génétiques nouveaux — c’est-à-dire de séquences d’ADN entièrement nouvelles, qui n’existent pas dans la nature, telles que des promoteurs synthétiques contrôlant l’expression des gènes, ou des voies métaboliques nouvelles permettant la production de substances spécifiques.
Il ne s’applique pas à la recherche en laboratoire, ni aux essais expérimentaux confinés, réalisés dans le respect des normes de biosécurité.
La recherche continue — ce qui permet de surprendre les disséminations dans l’environnement, qui sont risquées, et ce, jusqu’à ce que des mesures de sécurité appropriées soient mises en place.
Quand et comment le moratoire de l’UICN pourrait-il être suspendu ?
Loin d’être indéfini, le moratoire constitue un pont, telle une mesure transitoire qui resterait en place jusqu’à ce que le Congrès mondial de la conservation de l’UICN vote pour le suspendre. Pour se faire, il faudrait que :
- La science soit en mesure de prédire de manière fiable les effets de la biologie de synthèse,
- Des régulations strictes soient mises en place pour prévenir tout préjudice,
- Des garanties soient établies pour protéger les Peuples autochtones et les Communautés locales (PACL),
- Un large consensus sociétal s’opère sur la question de savoir si, et dans quelles conditions, la nature doit être modifiée.
Ces critères assurent que les décisions s’appuient sur des éléments factuels et approuvées démocratiquement.
Pourquoi le moratoire proposé ne fait-il pas de distinction entre les différentes applications de la biologie de synthèse ?
En effet, les projets de modification génétique de la nature diffèrent à bien des égards — par leurs objectifs, le contexte de leur développement et les technologies utilisées. Certains visent à éradiquer les espèces invasives, d’autres à combattre des maladies chez l’Homme ou chez les espèces sauvages, ou encore à améliorer la productivité agricole. Les méthodes utilisées vont des techniques classiques de l’ADN recombinant, jusqu’à la création en laboratoire d’organismes entièrement nouveaux.
Cependant, tous partagent un même risque : la dissémination, même expérimentale, de ces organismes génétiquement modifiés dans l’environnement peut causer des dommages irréversibles aux écosystèmes, et les réglementations actuelles ne permettent pas de prévenir les impacts néfastes de ces technologies sur la nature et les populations.
C’est pour cette raison qu’un moratoire sur la biologie de synthèse limité dans le temps est nécessaire, jusqu’à ce que des outils fiables permettent d’évaluer et de gérer les risques liés à cette diversité d’applications.
N’est-il pas préférable d’agir, même sans disposer de toutes les connaissances nécessaires, plutôt que de ne rien faire ?
Nous ne prônons pas l’inaction. Nous appelons à la mise en place de stratégies de conservation sûres et éprouvées, ainsi qu’à l’action sur les principales causes de la perte de la biodiversité : surexploitation des terres et des mers, changement climatique, pollution et prolifération d’espèces invasives.
Le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal fixe des objectifs urgents à atteindre d’ici 2030, un délai qui ne permet pas aux applications limitées de la biologie de synthèse de porter leurs fruits, avec ou sans moratoire.
La précaution n’est pas synonyme d’inaction : elle garantit que les efforts et les financements sont consacrés à des solutions qui donnent des résultats immédiats, plutôt qu’à des remèdes hypothétiques qui pourraient ne jamais aboutir.
Ne faut-il pas une action radicale pour stopper la perte de biodiversité ?
Si, mais la modification génétique de la nature n’est pas définie par l’UICN comme un « changement radical ». Selon la vision « Nature 2030 » que ses membres proposent, cette notion de « changement radical » inclut :
- La montée en puissance des mesures de conservation qui fonctionnent,
- La lutte contre les mutations globales néfastes (le changement climatique, la dégradation des sols…),
La promotion de l’équité et de la justice.
Le moratoire ne contredit-il pas la politique proposée par l’UICN sur la biologie de synthèse ?
Non. Le moratoire (motion 133) et la politique (motion 087) ont des objectifs différents, mais ils sont complémentaires :
- La motion 087 établit un cadre de gouvernance à long terme pour toutes les applications de la biologie de synthèse, quelles que soient les modalités ou le contexte de cette utilisation.
- La motion 133 introduit un moratoire, une mesure concrète et limitée dans le temps, ciblant un sous-ensemble bien défini d’applications de la biologie de synthèse : la dissémination dans l’environnement d’espèces sauvages génétiquement modifiées et d’organismes entièrement créés en laboratoire.
Loin de contredire la politique proposée par l’UICN dans la motion 087, le moratoire permet la mise en œuvre du principe de précaution, face aux applications les plus risquées de la biologie de synthèse, aux effets potentiellement irréversibles, tout en renforçant la protection de la nature et en favorisant l’équité entre les générations.
Le moratoire comble aussi une lacune de la motion 087, qui regroupe sans distinction toutes les approches de la biologie de synthèse, malgré les risques variés des différentes applications de cette technique.
Pourquoi les réglementations actuelles sur la biologie de synthèse sont-elles insuffisantes ?
Le Protocole de Cartagena – adopté en 2000 par la Convention sur la diversité biologique -, ainsi que la plupart des lois nationales sur la biosécurité, ont été conçus pour encadrer les modifications génétiques dans les cultures, pas pour les espèces sauvages. Les méthodes d’évaluation des risques pour les espèces sauvages génétiquement modifiées font largement défaut. Une fois libérés dans la nature, ces organismes sont difficiles à localiser, ce qui complique leur surveillance.
Même dans les pays dotés de lois avancées, des experts soulignent que les évaluations des modifications génétiques au cas par cas restent limitées, en raison de l’insuffisance des connaissances scientifiques sur le sujet, et de l’absence de méthodes et modèles robustes pour analyser les risques (UBA et al, 2019).
Par ailleurs, des libérations d’organismes génétiquement modifiés sont prévues dans des pays n’ayant pas ratifié le Protocole de Cartagena, comme aux États-Unis, en Australie, ou encore à São Tomé-et-Príncipe, mais aussi dans des pays parties prenantes du Protocole mais dépourvus de lois nationales sur la biosécurité.
Au niveau international, la dissémination d’organismes génétiquement modifiés au-delà des frontières d’un territoire pose aussi des défis juridiques et de gouvernance, non résolus à ce jour. Les définitions de « mouvement transfrontalier intentionnel » et « non intentionnel » d’organismes génétiquement modifiés qui figurent dans le Protocole de Cartagena sont difficiles à appliquer (Redford et al, 2019), et il n’existe pas de mécanismes d’identification des responsables et de réparation des préjudices.
Tant que ces lacunes de gouvernance persistent, toute dissémination d’organismes génétiquement modifiés dans la nature risque d’être incontrôlable.
Pourquoi la motion 087 est-elle insuffisante à elle seule ?
Un manque de précaution : La politique proposée par l’UICN sur la biologie de synthèse regroupe des applications de cette technique aux risques très différents, de l’utilisation de bactéries génétiquement modifiées confinées en laboratoire, au développement de modifications génétiques visant à éliminer entièrement des populations d’espèces dites nuisibles. L’approche uniforme de la motion 087 ne définit aucune ligne rouge ni garantie de sécurité nécessaire pour les applications les plus risquées de la biologie de synthèse, ce qui pourrait causer des dommages irréversibles dans la nature.
Des lacunes réglementaires ignorées : La politique proposée par l’UICN ne répond pas aux lacunes – pourtant bien documentées – de la réglementation sur la biologie de synthèse, et notamment à l’absence de définition d’un cadre international complet (document d’information de l’UICN, 2024) sur le sujet. La motion 087 n’aborde pas le besoin d’un contrôle national et mondial renforcé.
Une présomption erronée d’alignement avec la mission de l’UICN : La motion 087 part du principe que toutes les applications de la biologie de synthèse entrent en adéquation avec la mission de l’UICN, qui est de protéger l’intégrité et la diversité de la nature. Pourtant, la libération dans l’environnement d’espèces sauvages génétiquement modifiées ou d’organismes entièrement créés en laboratoire peut directement entrer en conflit avec cette mission, ainsi qu’avec les engagements de l’UICN en matière d’équité entre les générations et de protection des droits des Peuples autochtones et des Communautés locales (PACL).
Un décalage avec la politique actuelle de l’UICN : La motion 087 s’éloigne de la prudence affichée dans les résolutions antérieures de l’UICN (Résolution 3.007 de 2004 appelant à un moratoire sur les OGM ; Résolution 6.086 de 2016 déconseillant la recherche sur le forçage génétique). Si elle n’adopte pas la motion 133, l’UICN risque de cautionner le développement de nouvelles technologies, avant même de disposer des outils d’évaluation des risques et du consensus social nécessaires pour les utiliser de manière responsable.
Le moratoire ne porte-t-il pas atteinte à la souveraineté nationale ?
Non. Comme toutes les résolutions de l’UICN, le moratoire n’est pas contraignant. Il ne remplace pas et ne limite pas les décisions nationales ou internationales. Il exprime une recommandation collective des membres de l’UICN.
Ce moratoire respecte la souveraineté des Etats, tout en soulignant notre responsabilité collective de protéger et de restaurer la biodiversité.
Le moratoire n’arrive-t-il pas trop tard, puisque certaines disséminations d’organismes génétiquement modifiés ont déjà eu lieu ?
Effectivement, certains organismes génétiquement modifiés — comme des insectes ou des plantes sauvages — ont déjà été libérés dans plusieurs pays, comme au Brésil, aux États-Unis et en Malaisie.
Toutefois, il n’est pas trop tard pour que l’UICN prenne position. C’est précisément parce que des disséminations de ces organismes ont déjà eu lieu qu’il est encore plus urgent que l’UICN détermine maintenant des lignes rouges claires. La plupart des projets à haut risque sont encore en phase de développement.
La motion 087 approuverait implicitement l’usage de la biologie de synthèse comme outil de conservation des écosystèmes. Au contraire, la motion 133 envoie un signal clair de prudence : le développement de ces technologies ne doit pas être accéléré sans consensus fort dans la société et sans garanties scientifiques solides.
L’UICN ne devrait-elle pas soutenir l’innovation ?
Si, mais de manière responsable. Le moratoire porté par la motion 133 n’est pas anti-innovation. Il appelle à reconnaître que certaines technologies, comme la modification génétique d’espèces sauvages, comportent des risques irréversibles et sans commune mesure.
L’histoire a déjà montré que des interventions sur la nature, même bien intentionnées à l’origine – comme l’introduction de crapauds buffles en Australie ou de furets en Nouvelle-Zélande -, ont causé de graves dommages écologiques. La biologie de synthèse pourrait devenir un exemple extrême de ces risques non-anticipés.
Appliquée aux espèces sauvages, cette technologie peut modifier durablement les écosystèmes et les processus évolutifs. Ses conséquences — perturbation des réseaux trophiques, perte d’espèces, impact sur la gestion autochtone — sont bien plus lourdes que pour la plupart des autres innovations.
En matière de protection de la nature, l’innovation doit servir la biodiversité et les populations et non jouer avec les écosystèmes sous couvert d’urgence écologique.
Dans un contexte de crise, le moratoire ne risque-t-il pas de ralentir l’action en faveur de la conservation de la nature ?
Pas du tout. Le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal identifie des actions urgentes à mener d’ici 2030, pour lutter contre l’effondrement. La plupart des objectifs de protection de la biodiversité peuvent être atteints en intensifiant les mesures de conservation déjà existantes, telles que la restauration des habitats, la lutte contre la pollution et la protection des Peuples autochtones et des Communautés locales (PACL).
La modification génétique des espèces sauvages est encore expérimentale et ne peut produire de résultats positifs dans un si bref délai. Suspendre le développement de ces technologies risquées permet d’éviter de disperser nos forces pour lutter contre l’extinction des espèces.